Injustice épistémique et action humanitaire : les enjeux linguistiques et la traduction

Epistemic Injustice in Humanitarian Action

Dans l’action humanitaire

L’accès à l’information a été décrit comme un bien humanitaire, de même que d’autres besoins fondamentaux tels que la nourriture, l’eau, le logement et les soins de santé [1].

L’obligation de redevabilité est une priorité majeure dans le secteur humanitaire, y compris la redevabilité des organisations non-gouvernementales à l’endroit des communautés qu’elles desservent.

La coordination de l’aide entre les organisations humanitaires, ainsi qu’avec les agences et gouvernement locaux, a été identifiée comme une préoccupation clé pour une réponse efficace aux crises [2].

Et pourtant…

Ces trois activités – le partage de l’information, la redevabilité et la coordination des interventions d’aide – dépendent de la mobilisation et de l’échange des connaissances, et servent donc à illustrer la centralité de ceux-ci dans l’action humanitaire. Cependant, d’importantes préoccupations éthiques émergent lorsque certains individus ou groupes sont exclus des pratiques de mise en commun et d’échange de savoir. L’une des sources d’exclusion relève de la dimension linguistique de l’aide humanitaire: quelles langues sont parlées par qui et à quelles fins, quelles sont les barrières linguistiques, de quelle crédibilité ou autorité bénéficient, ou non, les locuteurs de certaines langues, et enfin la disponibilité de la traduction. La plupart des crises humanitaires sont linguistiquement diversifiées : tant au sein des communautés locales (par exemple, environ 40 langues sont parlées dans les zones avoisinant l’épidémie d’Ébola qui a commencé en République Démocratique du Congo en 2018 [3]) qu’à l’intérieur des organisations humanitaires et entre celles-ci.  Et pourtant, la traduction est souvent limitée ou inexistante. Il y a de nombreuses raisons à cette lacune : la pénurie généralisée des ressources, le manque de traducteurs qualifiés, la priorisation des interventions visant à sauver des vies, une sensibilisation limitée face à l’importance de la traduction, ou encore le peu de ressources visant à faciliter la traduction au moyen de la technologie pour les plus petits groupes linguistiques [4][5]. Les enjeux de langues et du partage des connaissances soulève un ensemble de questions éthiques pour l’action humanitaire internationale qui peuvent être clarifiés à la lumière du concept d’injustice épistémique [6].

LES INJUSTICES ÉPISTÉMIQUES

Dans un contexte mondial de profondes inégalités sociales, économiques et politiques, la notion d’injustice épistémique a été développée afin de rendre compte de la relation entre le pouvoir et le savoir. Les injustices épistémiques concernent les inégalités vis-à-vis de l’accès aux positions d’autorité liées au savoir, à la façon dont on accorde de la crédibilité à différents agents, ainsi qu’aux différents types et sources de savoir. Le concept et la littérature grandissante sur les injustices épistémiques sont pertinents de multiples façons pour l’action humanitaire. Par exemple, le rôle des barrières linguistiques dans les contextes des soins de santé, particulièrement pour les immigrants et les réfugiés, a été étudié en relation avec la production d’injustices épistémiques [7].

“Premièrement, il y a un privilège épistémique associé à certaines langues, généralement l’anglais mais aussi le français, l’espagnol, l’arabe ou d’autres langues dans lesquelles l’assistance humanitaire est coordonnée et apportée.”

Dans le contexte de cette discussion plus générale, nous soulignerons ici trois formes d’injustice épistémique associées aux langues et à la médiation linguistique dans les crises humanitaire. Notre but est d’attirer l’attention vers certaines dimensions des enjeux éthiques dont on a moins discuté parce que leur forme – les injustices liées aux statuts des personnes comme agents épistémiques et leur capacité à contribuer à la production et au partage du savoir – a reçu une attention limitée.

Premièrement, il y a un privilège épistémique associé à certaines langues, généralement l’anglais mais aussi le français, l’espagnol, l’arabe ou d’autres langues dans lesquelles l’assistance humanitaire est coordonnée et apportée. Par conséquent, les personnes éprouvant des difficultés avec ces langues – y compris les fonctionnaires des gouvernements locaux et les membres des organisations de la société civile – sont moins bien positionnées pour contribuer à la mise en commun et à l’échange des connaissances (ainsi qu’à la coordination des réponses humanitaires).

Deuxièmement, le privilège épistémique est lié aux enjeux d’injustice testimoniale, c’est-à-dire « quand, en raison d’un préjugé, un auditeur accorde un niveau de crédibilité réduit au discours d’un locuteur » [6]. Dans de telles situations la connaissance, la compétence ou la perception d’une personne seront considérées moins crédibles en raison de la langue qu’elle parle ou encore de son accent. Si, par exemple, l’expertise d’un administrateur ou d’un fonctionnaire est déconsidérée ou dévalorisée en raison de son accent ou son hésitation dans la langue du privilège épistémique, plutôt qu’en raison du savoir dont il dispose effectivement, cela constitue une forme d’injustice testimoniale.

Epistemic Injustice Graph - French

Troisièmement, il peut y avoir des instances d’exclusion épistémique et de paternalisme épistémique. Par exemple, il a été signalé que certaines réunions de coordination multipays au cours des premiers mois qui ont suivi le séisme en Haïti en 2010 se sont déroulées exclusivement en anglais, sans traduction disponible. Kirsch et al. rapportent que, par conséquent, ” les fonctionnaires locaux [et les organisations non gouvernementales] n’ont pas pu participer “[8]. Cette organisation des réunions peut avoir été perçue comme un gain d’efficacité en période d’urgence, mais elle a limité la capacité du gouvernement haïtien et des acteurs de la société civile à participer à la mise en commun des connaissances et aux processus décisionnels. Ce faisant, elle a pu contribuer au paternalisme épistémique et à l’imposition d’une position particulière sur la meilleure façon de réagir au tremblement de terre en Haïti, sans tenir suffisamment compte des perspectives et priorités locales.

Ainsi, le concept d’injustice épistémique appliqué aux barrières linguistiques – et les phénomènes connexes de privilège épistémique, d’injustice testimoniale, d’exclusion épistémique et de paternalisme épistémique – aident à clarifier les caractéristiques éthiques importantes des diverses crises humanitaires sur le plan linguistique. Il souligne également l’importance pour les travailleurs et les organisations humanitaires de réfléchir soigneusement à la question de savoir à qui l’on accorde de la crédibilité et qui est en mesure de contribuer à la mise en commun et à l’échange collectifs des connaissances. Il s’agit là de préoccupations cruciales pour une intervention humanitaire à la fois efficace et éthique.

 

Matthew Hunt est professeur agrégé et directeur de recherche à l’École de physiothérapie et d’ergothérapie de l’Université Mcgill.

Ryoa Chung est professeure agrégée au département de philosophie à l’Université de Montréal.

Traduction par Erika Olivauxerika.olivaux@umontreal.ca

Références

[1] Greenwood F, Howarth C, Poole D, Raymond N, Scarnecchia D. The Signal Code: A Human Rights Approach to Information During Crisis. Cambridge; 2016.

[2] Stephenson, Jr, M. (2005). Making humanitarian relief networks more effective: operational coordination, trust and sense making. Disasters29(4), 337-350.

[3] Translators without borders (2018). Ebola Outbreak DRC – Crisis Language Map. Translators Without Borders. 

[4] Federico, MF, Gerber BJ, O’Brien S, Cadwell P. (2019). The International Humanitarian Sector and Language Translation in Crisis Situations: Assessment of Current Practices and Future Needs.

[5] Cadwell, P., & O’Brien, S. (2016). Language, culture, and translation in disaster ICT: an ecosystemic model of understanding. Perspectives24(4), 557-575.

[6] Fricker, M. (2007). Epistemic Injustice. Power & the Ethics of Knowing. Oxford: Oxford University Press.

[7] Peled, Y. (2018). Language Barriers and Epistemic Injustice in Healthcare Settings. Bioethics, 32(6), 360-367, 2018.

[8] Kirsch, T., Sauer, L., & Sapir, D. G. (2012). Analysis of the international and US response to the Haiti earthquake: recommendations for change. Disaster medicine and public health preparedness6(3), 200-208.

 

Photo par Matthew Hunt: Sculpture Shadows II (Ombres II), par Jaume Plensa (Musée des beaux-arts de Montréal)